Le 5 décembre 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu sa première décision au fond concernant la loi sur le devoir de vigilance qui impose aux grands groupes de se doter d’un plan de vigilance conformément à l’article L225-102-4 du Code de commerce.
Le Syndicat SUD PTT a demandé au Tribunal judiciaire de Paris d’enjoindre la Poste, sous astreinte, à compléter son plan de vigilance et notamment d’y intégrer des mesures « adéquates » visant à prévenir le travail dissimulé, le harcèlement et les risques psychosociaux.
Bien que la décision ait été rendue en décembre 2023, cette décision est fondée sur l’analyse du plan de vigilance faisant suite à la dernière lettre de mise en demeure de SUD PTT du 17 mai 2021, c’est-à-dire le plan de vigilance de 2021.
Cette première décision apporte des précisions utiles sur la conformité attendue par les juridictions concernant les cinq mesures composant le plan de vigilance, qui figurent en des termes très généraux dans la loi, et qui constitue ainsi un premier point de référence.
1° Sur la cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation (L.225-102-4 I 1°)
La cartographie des risques doit être « suffisamment précise ». Les juges ont notamment considéré que « la cartographie ne permet pas de déterminer quels facteurs de risque précis liés à l’activité et à son organisation engendrent une atteinte aux valeurs protégées ».
A titre d’exemple, indiquer que le risque lié aux discriminations se traduit par la « discrimination en fonction du genre, de l'âge, de l'état de santé ou du handicap, l'orientation sexuelle, l'origine, les convictions politiques syndicales ou religieuses » n’est pas suffisamment précis.
A la lecture de la décision, la méthodologie de hiérarchisation des risques doit être cohérente avec la suite du plan. Les mesures adéquates de vigilance doivent être prises en réaction à ces risques et ne doivent pas avoir été prises préalablement à l’identification des risques. Les juges ont donc critiqué le fait que ces mesures avaient, selon leurs constatations, été « déjà prises en compte lors de l’état des lieux ».
En effet, à l’instar de la cartographie des risques dans la mise en œuvre du programme anti-corruption prévu à l’article 17 de la loi dite « Sapin 2 », les juges le martèlent, il s’agit de la « première étape », de « l’étape initiale » du plan.
Pour se prévaloir de la position des parties prenantes avec lesquelles le plan de vigilance doit être élaboré, encore faut-il en avoir gardé une trace écrite. Les juges retiennent qu’en « l’absence de comptes-rendus retraçant les positions exprimées par l’ensemble des parties prenantes lors de la phase d’élaboration », « aucune conséquence ne peut être tirée de la position exprimée à cette occasion par l’une ou l’autre des parties ».
Cette décision fait une application pratique et bienvenue de la protection des informations stratégiques. Les juges ont considéré que les informations relatives aux clients et aux fournisseurs nommément désignés, sont couvertes par le secret des affaires, et n’ont pas à être divulguées pour garantir l’efficacité du plan de vigilance.
2° Sur les procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques (L.225-102-4 I 2°)
En l’espèce, les procédures d’évaluation des tiers sont nombreuses et « potentiellement performantes », cependant, elles ne découlent pas de l’étape « initiale », ce qui est critiqué.
Les juges ont considéré à titre d’exemple « que des contrôles opérationnels sur site de la branche Services-Courrier-Colis portent notamment sur le permis de conduire et le taux d’alcoolémie des chauffeurs, bien que la cartographie n’ait mentionné aucun risque lié à la sécurité routière ».
3° Sur les actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves (L.225-102-4 I 3°)
Les juges ont constaté l’existence de mesures précises s’agissant du recours à la sous-traitance ou à la prévention des risques psycho-sociaux et des formes de harcèlement, par exemple, la diffusion d’un guide sur le sexisme et une étude sur la qualité de vie au travail. Autres exemples : la formation de 7 230 managers et opérationnels aux règles de prévention santé-sécurité au travail ou encore plusieurs mesures lorsque des entreprises extérieures interviennent sur un site postal (identification des risques, élaboration d’un protocole de sécurité ou d’un plan de prévention communication au personnel etc.). Pour autant, ces mesures ne sont pas intégrées à la cartographie des risques et ne sont donc pas de nature à satisfaire l’exigence de la 3ème mesure du plan de vigilance.
Cependant, la demande de SUD PTT est d’enjoindre la Poste d’adopter des mesures très précises et concrètes, telles que la création d’un pôle indépendant qui puisse être contacté directement, la possibilité d’être accompagné par un représentant du personnel, une formation obligatoire pour l’ensemble des managers et représentants du personnel (membres CHSCT) sur la lutte contre les stéréotypes, violence et harcèlement, une enquête sur le sexisme au sein du groupe La Poste etc.. Cette demande outrepasse l’office du juge.
En effet, les juges ont rappelé qu’il ne leur appartient pas de déterminer les mesures « adéquates spécifiques » mais simplement de faire respecter les mesures qui ont été prises par la société (sans se substituer à cette dernière pour la détermination de ces mesures).
4° Sur le mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société (L.225-102-4 I 4°)
La « preuve d’une concertation » avec les organisations syndicales dans l’établissement de la procédure de recueil des signalements est une condition déterminante de la conformité avec la 4ème mesure composant le plan de vigilance.
5° Sur le dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d'évaluation de leur efficacité. (L.225-102-4 I 1°)
Les juges ont constaté en l’espèce que le dispositif de suivi était constitué d’un « tableau d’indicateurs chiffrés complété par une courte analyse générale des tendances » de deux pages, et que le bilan de l’activité de la ligne d’écoute et de soutien psychologique devant la Commission nationale santé sécurité n’y figurait pas.
Or, le dispositif de suivi doit permettre de mesurer utilement l’efficacité des mesures prises et de servir de bilan utile pour orienter l’action en matière de vigilance. Celui mis en place par la Poste ne répond donc pas à cette exigence.
Nous notons également que, comme dans le cadre des contrôles de mise en œuvre des programmes anti-corruption, les efforts pour se conformer aux exigences légales sont pris en compte. Aucune astreinte n’est prononcée par les juges qui ont constaté une « évolution notable » dans le cadre d’une démarche d’amélioration du plan de vigilance entre l’année 2020 et l’année 2021.